Le « 996 » en débat : vivre pour travailler ou travailler pour vivre ?

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L'été dernier, les autorités chinoises ont interdit le système du « 996 » : un terme populaire pour désigner les cadences infernales de travail de 9h du matin à 9h du soir, 6 jours par semaine. Si ce mode, très répandu dans les entreprises de la tech, est entièrement justifié d’après certains grands patrons chinois, le législateur chinois est pourtant catégorique : il faut changer d’époque.

Il est 22h, au cœur du quartier d’affaires de Pékin. Au pied des bureaux d’Alibaba, toujours éclairés, des embouteillages se forment, les klaxons se font entendre. Des milliers de « cols blancs », exténués, rentrent chez eux. Ce ballet va se répéter ainsi jusqu’à 2 heures du matin. Comme le souligne le média Time Finance, le bruit insupporte même les riverains qui n’arrivent plus à dormir. 

Les causes de ce capharnaüm tiennent en trois chiffres : « 996 » (9h du matin à 9h du soir, 6 jours par semaine), symbole d’un rythme de travail éreintant, une cadence infernale que beaucoup de salariés ne peuvent plus supporter. Or le 26 août dernier, la Cour populaire suprême de Chine a finalement tranché : ce rythme de travail est désormais officiellement illégal. Dans sa décision, la Cour donnait raison à plusieurs salariés ayant attaqué leurs employeurs en justice. Ils ont obtenu des dédommagements financiers et leurs cas ont fait jurisprudence. Depuis cet été, les heures supplémentaires ne peuvent donc plus être imposées par les entreprises aux salariés et force est de constater que les entreprises se mettent progressivement au diapason. 

Après le 996, le 1075 

Si on imagine donc certains salariés chinois profiter désormais de leurs soirées et de leurs week-ends, il ne faut pas ignorer que pour nombre d’entre eux, les heures supplémentaires étaient un moyen de « travailler plus pour gagner plus », une valeur prônée par les grands patrons de la tech. Et si la nouvelle législation peine encore à être vraiment appliquée, les heures sup’ à rallonge n’ont plus le vent en poupe en Chine. 

Tencent, que l’on ne présente plus, mais aussi Kuaishou, le spécialiste des vidéos en ligne ou encore ByteDance, propriétaire de TikTok, ont tous annoncé avoir mis fin au « 996 » (ifeng.com). Chez Tencent, les employés sont même obligés de quitter les bureaux à 18h (The Paper). Les heures supplémentaires, qui y étaient auparavant la norme, sont désormais strictement encadrées. Elles ne peuvent s’étendre que sur un maximum de 36h par mois, conformément au droit du travail. Les grandes entreprises de la tech ont même lancé une nouvelle mode : le « 1075 ». Selon le South China Morning Post, les 100 000 employés de ByteDance travailleraient dorénavant de 10h du matin à 19h, 5 jours par semaine. 

« En Chine, le droit prévoit une journée de travail de 8h maximum, 44h maximum dans la semaine. Dans la pratique, c’est un autre monde. »

La Cour populaire suprême s’est en réalité contentée de faire un rappel à la loi. En Chine, le droit prévoit une journée de travail de 8h maximum, 44h maximum dans la semaine. Dans la pratique, c’est un autre monde : les Chinois se tuent littéralement à la tâche. Il existe en effet une « zone grise », les heures supplémentaires, tolérées jusqu’à 3h par jour. Cette limite est d’ailleurs bien souvent peu respectée par les employeurs : d’après les chiffres du Bureau national des statistiques, les Chinois travaillent en moyenne 46,9h par semaine. 

Il faut dire que le stratagème des employeurs est bien vicieux. Il repose sur le système de la « petite et grande semaine » (da xiao zhou 大小周), qui contraint les employés à alterner entre une semaine de 5 jours et une autre de 6 jours. Comme le rappelle ifeng.com, ce système n’est pas nouveau. Il faut remonter à 2014 pour trouver l’origine du terme « 996 », popularisé sur internet en Chine à la suite de la publication d’un rapport pointant du doigt les conséquences de ce rythme de travail sur la santé des salariés. L’empire du Milieu se trouvait alors en plein boom technologique, les nouvelles jeunes startups de la tech se livrant alors à une intense compétition.

Vivre pour travailler… 

La fin de la règle de ces heures sup’ à rallonge divise pourtant le pays. Pour beaucoup de salariés, la nouvelle est apparue comme une véritable libération. Ils vont enfin profiter d’un peu de temps libre. Pour d’autres, c’est la douche froide. Comme le rappelle Caixin, qui cite l’exemple de ByteDance, les heures supplémentaires effectuées le dimanche sont en effet payées double. Pour beaucoup d’employés, la fin du 996 revient donc à une baisse de salaire. Selon le média Jiemian, avec le nouveau système, certains salariés de ByteDance auraient constaté une baisse de 20 % de leurs revenus ! Sur Maimai (脉脉), l’équivalent chinois de LinkedIn, certains ont même annoncé vouloir démissionner pour partir à la recherche d’un emploi mieux rémunéré (The Paper). Cette logique n’est pas sans rappeler les valeurs prônées par le patron d’Alibaba, Jack Ma. En avril 2019, ce dernier défendait déjà fermement le système du 996 : « Je pense que c’est une bénédiction. Il y a beaucoup d’entreprises où les employés veulent travailler ainsi mais n’en n’ont pas l’opportunité. Si vous ne faites pas les 996 quand vous êtes jeune, quand allez-vous les faire ? Si dans toute votre vie vous n’avez jamais fait les 996, comment pouvez-vous être fiers ? Dans ce monde, tout le monde veut réussir, avoir une vie confortable et obtenir le respect. Comment pourriez-vous atteindre le succès si vous ne fournissez pas plus d’efforts que les autres ? » Les propos de Jack Ma faisaient polémique à l’époque, ils avaient été suivis de près par ceux de Liu Qiangdong, le patron du groupe Jingdong, spécialisé dans le commerce en ligne, qui tenait le même discours : « Ceux qui passent leur temps à flâner ne sont pas mes frères. Mes frères sont ceux qui luttent à mort, ceux qui supportent de grandes responsabilités et qui récoltent les fruits de leurs efforts ! »

« Pour beaucoup de salariés, la nouvelle est apparue comme une véritable libération. Ils vont enfin profiter d’un peu de temps libre. Pour d’autres, c’est la douche froide. »

… ou travailler pour vivre ? 

Ces déclarations d’amour à l’ardeur au travail des grands patrons chinois étaient loin de faire l’unanimité. Aux yeux de beaucoup d’employés, les heures supplémentaires ne sont pas un choix. Elles sont le seul moyen de boucler les fins de mois compte tenu du faible niveau des salaires. Sur les réseaux sociaux, certains internautes chinois avaient immédiatement critiqué Jack Ma : « C’est sa perception du bonheur, elle n’est pas forcément partagée par tous » ou encore « Nous sommes tout aussi mal payés de 8h à 20h, 7 jours sur 7 ! » Trois jours après les déclarations du patron d’Alibaba, le Quotidien du Peuple s’en était lui aussi pris aux 996. Dans un article au vitriol contre les patrons de la tech chinoise, – l’article citait nommément Jack Ma et Liu Qiangdong – le célèbre média d’État rappelait aux entreprises que les travailleurs ne sont pas des « fainéants » et qu’il était grand temps de respecter leur vie « extraprofessionnelle ». 

Rappelons-le, le système des 996 s’apparente en réalité à des cadences infernales, qui débouchent aussi parfois sur de grandes tragédies. Fin décembre 2020, une jeune employée de Pinduoduo, le géant du commerce en ligne, âgée d’à peine 23 ans, est retrouvée morte chez elle à 1h du matin, peu après son retour du travail. Elle s’était effondrée, littéralement morte d’épuisement (The Paper). Même après la décision de la Cour populaire suprême de cet été, il existe une différence entre les mots et la réalité. Le 5 novembre 2021, un jeune employé de 36 ans, nommé sous le pseudonyme de Wang Jiang, travaillant pour BYD, le constructeur chinois de batteries électriques de voitures, est à son tour retrouvé mort à son domicile (The Paper). Ses proches ont relevé ses horaires de travail à partir de son téléphone. Durant les jours précédant son décès, Wang Jiang avait travaillé sept nuits consécutives, dont six pendant plus de 12 heures... L’application du droit du travail reste donc encore compliquée en Chine. Un secret de polichinelle que plus personne ne peut ignorer, et que déplore notamment Li Guohua, membre du Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois (CCPPC). Dans une interview accordée au Quotidien de la Jeunesse de Chine en mars dernier, il déclarait ainsi : « Même si le 996 est illégal, beaucoup d'entreprises ne sont jamais vraiment sanctionnées, et l’inspection du travail ne joue pas le rôle qu’elle devrait jouer. » 

Il est donc clair qu’il reste encore du chemin à parcourir pour que le droit du travail favorise véritablement les salariés en Chine. Mais la dynamique semble bel et bien amorcée. L’époque où les salariés acceptaient les conditions de travail les plus dégradantes est terminée, ne serait-ce que pour des raisons économiques. La Chine fait face à un grand bouleversement démographique : la population active est en baisse, et les salariés sont donc en meilleure position pour exiger de meilleures conditions de travail. Comme le rappelle The Paper, les entreprises de la tech font face à des pénuries de main-d'œuvre, et ce n’est que le début. D’après un rapport publié en 2020 par le ministère chinois de la Sécurité publique, le nombre de nouveau-nés en Chine est en train de diminuer. Les entreprises n’auront donc bientôt plus le choix. Les Chinois verront leurs salaires augmenter, ils seront alors de moins en moins enclins à accepter des semaines de travail aux cadences infernales.

Photo du haut : bureaux de la plateforme vidéo Tudou à Shanghai. Marc van der Chijs, CC BY-ND 2.0, via Flickr; photo légèrement modifiée (fond sous le titre).

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