Géopolitique du marché de l'art en Chine : quels enjeux pour le monde ?
Un phénomène inédit il y a 20 ans
Depuis les années 2000, l’encre et la porcelaine sont devenues l’apanage d’une nouvelle upper class jeune et décomplexée, se distinguant tant dans ses postures que par ses moyens financiers. Le marché qu’elle représente est en pleine croissance. Les records atteints récemment en vente publique ne sauraient tromper : les antiquités chinoises connaissent actuellement une vogue d’une ampleur inédite. On se rappellera, à titre d’exemple, de l’acquisition de la Chicken Cup par le milliardaire Liu Yiqian, en 2014, et la polémique qu’elle avait alors provoquée sur les réseaux sociaux. Pour donner des gages auprès de l’opinion, le même Liu Yiqian payait la même année un prix record – 45 millions de dollars – pour un tangka tibétain sur toile du XVe siècle, intelligemment présenté comme un rapatriement du patrimoine chinois. En 2016, c’est une fresque du peintre Ren Renfa (1255-1327), Five Drunken Kings Return on Horses, qui a été vendue 96 millions de dollars (Poly Auctions Beijing). Plus proche de nous, la série Twelve landscapes de Qi Baishi (1864-1957) a atteint en 2017 le record absolu de 141 millions de dollars aux enchères chinoises (Poly Auction Beijing). Le peintre devenant par là même, à titre posthume, le premier Asiatique à franchir la barre des 100 millions de dollars en vente publique. La vacation historique « Fujita Museum », organisée en mars 2017 par Christie’s à New York, ne fut pas moins épique. Bilan de la soirée : 262 millions de dollars de recettes, glanés en quelques heures à peine. On notera enfin, en mai 2018, la vente inédite d’un vase doucai, dit Tianqiuping. Celui-ci a été cédé pour 16 millions de dollars (Christie’s Hong Kong). Autant de records qui reflètent la tendance actuelle des antiquités asiatiques. Surtout en ce qui concerne les lots exceptionnels : en 2017, 38 objets vendus aux enchères ont franchi la barre des 14 millions de dollars, soit dix fois plus qu’en 2013.
Les acheteurs, Chinois pour la plupart, y voient une valeur refuge dans un contexte où la lutte contre la corruption engagée par le gouvernement nécessite des placements autrement plus pérennes que le marché immobilier par exemple. Un changement radical quand on sait que dans les années 1990, la Chine ne pesait pas le moindre poids dans le domaine des ventes aux antiquités. C’était au Japon que l’art se vendait : Tokyo importait alors 30 % de la valeur du marché de l’art en Asie. Une domination qui s’est achevée au tournant des années 2000, suite à l’explosion de la bulle spéculative créée par les négociants. La Chine, alors en pleine ouverture capitaliste, en a profité pour s’imposer dans l’intervalle. En 2016, celle-ci représentait 9 % des importations d’art à l’échelle mondiale (contre 2 % pour le Japon). Un tel renversement de situation s’explique par l’augmentation du niveau de vie dans la société chinoise. Et cette tendance, malgré un ralentissement relatif des activités dû à la pandémie à partir de 2020, s’est accentuée. L’apparition de nouveaux collectionneurs en Chine n’est pas étrangère au phénomène. Et ces nouveaux collectionneurs ne se contentent pas d’acheter la culture : ils la construisent, aussi. Depuis plusieurs années, la Chine est devenue le théâtre d’un mouvement de muséification privé sans précédent. On citera par exemple les initiatives de Yan Zhijie (Red Brick Art Museum, Shanghai), de Budi Tek (Yuz Museum, Shanghai), ou de Wang Wei et Liu Yiqian (Long Museums).
Hongkong, une place de transactions majeure
Avides de richesse et de reconnaissance, les nouveaux magnats de l’industrie culturelle s’empressent d’occuper une place laissée vacante par l’État. Le poids de cette élite sur le marché de l’art asiatique transparaît aujourd’hui dans les chiffres. Selon le rapport Art Basel, la Chine est devenue en 2017 la seconde place du marché de l’art mondial (21 %), derrière les États-Unis (42 %) et devant le Royaume-Uni (20 %). Dans le secteur des ventes aux enchères (28,5 milliards de dollars), le pays joue désormais à armes égales avec les États-Unis (respectivement 33 % et 35 % de parts de marché). Notons enfin que les femmes sont bien représentées parmi les amateurs asiatiques. Toujours selon le rapport Art Basel, elles représenteraient actuellement 57 % des 200 plus grands collectionneurs mondiaux. 10 % d’entre eux se trouveraient en Asie (contre 52 % aux États- Unis et 29 % en Europe). À elle seule, la place de Hongkong draine 90 % des importations d’art en Chine en 2017. On estime à 50 % des importations en Asie transitant via le port chinois, soit au total 8 % des importations mondiales. En quelques années à peine, Hongkong est ainsi devenue la rivale directe de New York et de Londres sur le marché de l’art. Un succès acquis grâce à l’essor d’une économie extra- libérale, fondée sur le « zéro taxes » et la liberté d’entreprise.
Ailleurs dans le pays, les frais de douane peuvent s’élever à 29 %. Sans comparaison marchande avec Hongkong, Pékin et Shanghai font office de hubs culturels. Mais d’autres places se posent en outsiders potentiels. C’est le cas de Taïwan, qui se rêve en nouveau port marchand, jouissant des mêmes avantages qu’Hongkong. Toutefois, le déséquilibre actuel au bénéfice de la pointe Sud du pays pourrait s’accentuer à l’avenir. Autour de Hongkong se développent des villes à forte attractivité économique et technologique. C’est le cas de Macao, de Guangzhou et surtout de Shenzhen (plus de 37 milliardaires en 2019). En quelques années seulement, la région est devenue une nouvelle Californie asiatique, bâtie sur le mythe d’un Asian way of life résolument capitaliste. Mais la grande question réside évidemment dans l’avenir des relations commerciales entre la Chine et les États-Unis. Jusqu’à présent, les États-Unis pratiquaient vis-à-vis de la Chine une politique libérale de duty-free. Un positionnement qui permettait d’ailleurs aux Américains de dominer le marché depuis des décennies. Désormais, les œuvres d’art pourraient être surtaxées. C’est l’une des conséquences de la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump à l’encontre de la Chine. Elle se poursuit plus que jamais. Les premières victimes sont les collectionneurs, les marchands, et les institutions américaines. Le marché a déjà tendance à se développer ailleurs. Les chiffres parlent en ce sens, puisque l’art asiatique se vend majoritairement dans la zone Asie/Océanie. Sans compter l’avantage commercial de la Chine sur le Royaume-Uni, qui a déjà commencé à s’accroître avec le Brexit.
Quelles tendances pour l’avenir ?
Si ces menaces se confirment, le marché des œuvres chinoises se recentrera peut-être sur l’Asie. Ce qui facilitera sans doute la récupération des trésors culturels qu’encourage le gouvernement chinois et le maintien de Hongkong comme lieu privilégié des ventes entre l’Asie et l’Occident. Toutefois, à ce jour, le marché de l’art demeure extrêmement volatile. Avec une baisse de 34 % par rapport à 2021 (5,9 milliards), la Chine pèse 24 % du marché de l'art mondial (35 % en 2021) et passe à la deuxième place derrière les États-Unis. En Occident, les ventes atteignent en revanche un nouveau sommet, à 12,6 milliards de dollars (+16 %).
Christie's (35 % du produit de ventes) établit un record historique à 5,8 milliards de dollars (4 milliards en 2021), notamment grâce à la collection Paul Allen, dispersée à New York en novembre 2022, qui devient la plus chère de tous les temps : 1,6 milliard de dollars. Elle devance Sotheby's (24 %) avec 3,9 milliards de dollars (4,4 milliards en 2021).
Les deux maisons concentrent plus de la moitié de la valeur mondiale. On note par ailleurs une bonne recrudescence des intérêts portés au dessin en général. Ainsi, ce dernier pèse 14 % du produit des ventes mondiales, dominées par les grands artistes chinois : Cui Ruzhuo, Xu Beihong et Qi Baishi remportent chacun une vente à plus de 10 millions de dollars, et une œuvre de Zhang Daqian a dépassé en 2022 les 47 millions. Se vérifie donc un phénomène récurrent dans l’histoire du marché de l’art : ce dernier ne s’est jamais aussi bien porté qu’en période de crise.
Emmanuel
Lincot est
l’auteur de Chine et Terres d’islam : un
millénaire de géopolitique aux PUF. Il enseigne
l'histoire politique et culturelle de la Chine à l'Institut catholique de
Paris.
Photo : séance d'enchères à l'automne 2023 chez Christie's Hongkong. Durant cette séance, l'œuvre Heavy Snow on a Mountain Pass de Zhang Daqian s'est vendue 33 millions de dollars Hongkong. © Chen Duo/Xinhua
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