La dédollarisation s’inscrit dans une tendance structurelle

1685960364397 Chine-info Cécile Hu
L’actualité financière qui revient le plus souvent dans les médias depuis le début de l’année est sans conteste la « dédollarisation ». Le terme fait référence aux transactions transfrontalières effectuées dans des devises autres que le dollar, ceci afin de réduire la dépendance au billet vert -- monnaie internationale la plus utilisée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Amorcée en 2011, quand la Chine commençait à délaisser progressivement les échanges en dollar au profit du yuan, sa monnaie nationale, la dédollarisation s’est accélérée à un rythme soutenu depuis plusieurs mois. Ainsi par exemple le 29 mars, le ministère brésilien des Affaires étrangères a déclaré que le Brésil avait conclu un accord avec la Chine afin d’utiliser leurs monnaies respectives pour leurs transactions commerciales, abandonnant ainsi le dollar. Le 31 mars, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales des pays membres de l’Association des Nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) ont convenu, pour réduire l'exposition aux principales devises dont le dollar, de renforcer l'utilisation des monnaies locales dans le commerce transfrontalier et les investissements. Et le même jour, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, a déclaré que la Russie et l'Inde avaient mis en œuvre le mécanisme de paiement commercial rouble-roupie.

Il y a fort à parier que la liste des pays optant pour l’abandon du dollar s’allongera, ceci pour une raison évidente : la dédollarisation s’inscrit dans une tendance structurelle.

Méfiance à l’égard du billet vert

L’accélération du processus de dédollarisation s’explique essentiellement par la perte de confiance dans le dollar. Tout le monde s’en souvient : suite au déclenchement du conflit militaire entre la Russie et l’Ukraine, les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont pris une série de sanctions contre la Russie. Ainsi ont-ils, entre fin février et juin 2022, gelé 30 milliards de dollars d'avoirs détenus par des oligarques ou membres de l'élite russe visés par ces sanctions, et « immobilisé » quelque 300 milliards de la Banque centrale russe. Dans le même temps, ils ont exclu du système bancaire Swift des banques russes, privant la Russie de la possibilité de transmettre des informations pour réaliser des virements bancaires. Or, de telles sanctions ont agi comme un véritable catalyseur, incitant de nombreuses nations (Inde, Brésil, Vénézuéla, pays de l’ANSEAN, pays d’Afrique…) à chercher des alternatives au dollar. En effet, celles-ci ont compris que les États-Unis utilisent leur monnaie comme une arme pour sanctionner qui ils veulent, quand ils veulent et comme ils veulent. D’ailleurs, la Russie est loin d’être la seule dans le viseur américain : en 2014, la banque BNP Paris avait été condamnée à payer une amende de près de 9 milliards de dollars aux États-Unis pour avoir facilité des milliards de dollars de transactions avec le Soudan, mais aussi avec l'Iran et Cuba, enfreignant ainsi l'« International Emergency Economic Powers Act », cette loi fédérale américaine de 1977 qui autorise le président des États-Unis à restreindre les relations commerciales avec certains pays.

La dégradation continue de la situation financière des États-Unis inspire aussi la méfiance vis-à-vis du dollar, qui n’est plus considéré comme une valeur refuge. D’une part, la dette publique américaine, actuellement proche des 32 000 milliards de dollars, pourrait s’envoler jusqu’à atteindre les 44 000 milliards d’ici à 2027. À noter qu’au cours des 20 dernières années, celle-ci est passée de 60 à 130 % du PIB, et devrait atteindre les 150 % dans quatre ans ! D’autre part, frappés de plein fouet par la crise financière de 2008, les États-Unis ont été, depuis, contraints de jongler sans cesse entre la politique d’assouplissement quantitatif et le resserrement monétaire, ce qui n’a pas manqué d’entraîner des fluctuations du dollar. L’instabilité du billet vert ainsi provoquée a eu pour conséquence d’accroître les risques en termes de règlements internationaux liés à l’utilisation du dollar par les pays dont les devises ne sont pas américaines, avec un impact négatif en particulier sur le développement économique et la stabilité financière d’un certain nombre de pays émergents.

En clair le dollar, censé jouer un rôle stabilisateur pour les autres monnaies, est devenu un outil de sanction au service de la politique américaine, mais aussi un facteur d’instabilité financière. Son déclin nous paraît donc inéluctable, car de moins en moins de pays croient en sa valeur. Or la confiance est capitale pour la solidité d’une monnaie.

Alternatives au dollar

C’est précisément pour s’affranchir de l’hégémonie du dollar qu’un nombre croissant de pays, notamment émergents, ont initié le mouvement de dédollarisation. Le premier d’entre eux est la Chine. Dès juillet 2009, le pays a lancé un projet d’ampleur : l’internationalisation du RMB, sa monnaie. Aujourd’hui quatorze ans plus tard, le résultat est concluant. Selon le Fonds monétaire international (FMI), le RMB représente 2,88 % des réserves de change mondiales, soit 1,8 point de plus qu’en 2016, se plaçant ainsi au cinquième rang mondial en tant que monnaie de réserve. Plus de 80 banques centrales ou autorités monétaires ont inclus le RMB dans leurs réserves de change. Pour sa part, la banque centrale chinoise rapporte avoir conclu, fin 2021, des accords de swaps (échanges de monnaies) avec 40 pays, pour un montant dépassant 4 020 milliards de yuans (570 milliards de dollars). Et en mai 2022, le conseil d’administration du FMI a décidé à l’unanimité de maintenir la composition du panier de devises servant au calcul de la valeur du DTS (droits de tirage spéciaux)[1], en relevant la pondération du RMB de 10.92 % à 12.28 %. Enfin, en 2022, le volume de transactions libellées en RMB a augmenté de 7 %, contre 4 % en 2019, le RMB devenant alors la cinquième monnaie mondiale en termes d’échanges commerciaux, juste derrière le dollar, l’euro, le yen et la livre sterling.

À noter toutefois que pour la Chine, et contrairement à une idée très répandue dans les médias occidentaux, l’internationalisation du RMB ne vise pas à détrôner le dollar, mais à pouvoir utiliser sa propre monnaie dans ses échanges internationaux, ce qui est moins coûteux et moins risqué. Une initiative d’autant plus justifiée que, sur le plan mondial, la Chine est la deuxième puissance économique et la première puissance commerciale, avec une contribution à la croissance mondiale à hauteur de 38,6 %.

En avril 2023, un autre mouvement de dédollarisation majeur a été lancé : les cinq pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) se sont réunis en ligne et ont statué en faveur de la création d’une monnaie conjointe afin de contrecarrer l’hégémonie du dollar américain. Si les détails concernant la monnaie commune ne sont pas connus à ce jour, la volonté de trouver une alternative au dollar afin d’échapper à d’éventuelles sanctions américaines est clairement affichée. Tout comme l’internationalisation du RMB, la création d’une monnaie conjointe des BRICS est un projet d’envergure : rien qu’à eux cinq, ils représentent 43 % de la population mondiale et près de 32 % du PIB de la planète.

Surtout, les BRICS pourraient s’élargir à 18 membres, puisque fin avril, treize pays[2] ont présenté des demandes officielles d’adhésion. Autant d’utilisateurs potentiels de la monnaie conjointe en cours de création.

Certes, le dollar est et restera la principale monnaie internationale pendant encore très longtemps. Mais le mouvement de dédollarisation est bel et bien en marche, comme le montrent les deux chiffres parmi les plus significatifs : en 2022, le dollar représentait 58,5 % des réserves de change, contre 71 % en 2000. Et, selon l’Administration chinoise des changes, la part du RMB dans les règlements transfrontaliers de la Chine a pour la première fois dépassé celle du dollar, passant de quasiment 0 % en 2010 à 48 % fin mars, un record. Sur la même période, la part du dollar utilisé dans ses règlements transfrontaliers est tombée de 83 à 47 %.

Tout comme l’a signalé Gail Luft, directeur de l'Institut américain pour l'analyse de la sécurité mondiale, le 24 avril dans China Daily : « la dédollarisation est une tendance de fond et un monde monétaire multipolaire est en train d’émerger ».

 

Cécile Hu est journaliste spécialiste des questions économiques en Chine. 


Photo : Unsplash


[1] Instrument monétaire international créé par le FMI en 1969 pour compléter les réserves officielles existantes des pays membres.

[2] Dont notamment, l’Iran, l’Arabie Saoudite, l’Argentine, les Émirats arabes unis, l’Algérie, l’Égypte, le Bahreïn, l’Indonésie, deux pays d'Afrique de l'Est et un pays d’Afrique de l'Ouest.

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