Le quartier chinois parisien a désormais sa porte - Fraternité dans la discorde

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Le quartier asiatique du 13e arrondissement de la ville de Paris peut désormais s’enorgueillir d’avoir également sa « porte » inaugurée le 1er février dernier. Mais le style contemporain choisi par la mairie fait débat dans la communauté sinophone.

Dans le « Triangle Choisy », ce quartier asiatique du 13e arrondissement de Paris, délimité par les avenues d’Ivry, de Choisy et le boulevard Masséna, l’écriture a fait irruption au milieu des barres d’immeubles d’une manière surprenante. Un « » gigantesque symbolise désormais l’entrée du Chinatown parisien. Curieux mobilier urbain de couleur rouge, il s’agit d’une arche particulière en forme de caractère chinois : « » signifie en chinois porte (prononcer « mènne »), le caractère symbolise les 2 battants d’une porte dans sa graphie traditionnelle. Inaugurée le 1er février dernier, au carrefour de l’avenue de Choisy et de la rue des frères d’Astier de la Vigerie, en présence de la maire de Paris Anne Hidalgo, du maire du 13e arrondissement Jérôme Coumet, du député Buon Tan, et même de l’ambassadeur de Chine en France Lu Shaye, cette porte a été baptisée l’« Arche de la Fraternité », « en hommage et en remerciement à la France et à Paris qui ont accueilli de nombreux réfugiés du Sud-est asiatique dans les années 1970 », peut-on lire sur le site de la mairie.

© LI Yuanyuan

Les Asiatiques de Paris n’auraient-ils donc plus rien à envier à ceux des autres grandes villes internationales, qui possèdent toutes depuis longtemps leurs arches à l’entrée de leurs Chinatowns ? Pas si sûr : la conception contemporaine de la porte semble décevoir. Son inauguration aura été toutefois une consolation pour les communautés asiatiques du quartier, qui n’auront pu célébrer cette année le Nouvel An lunaire avec son traditionnel défilé, annulé par précaution pour cause d’épidémie de pneumonie qui sévit actuellement en Chine.

Un caractère chinois pour représenter toutes les communautés asiatiques

Toutefois le caractère chinois n’est pleinement identifiable que depuis un certain point de l’avenue de Choisy, matérialisé au sol : c’est ce qu’on appelle une anamorphose. En regardant l’arche d’un autre point de vue, le badaud n’y voit qu’une étrange sculpture contemporaine. En effet, celui qui a conçu l’arche, Georges Rousse, est un artiste de renom spécialiste des trompe-l’œil, connu pour ses photographies d’espaces qu’il transforme lui-même en illusion d’optique. En ce sens, Paris fait figure à part en voulant se montrer plus créative, car dans toutes les Chinatowns du monde, a généralement été érigée une porte traditionnelle, avec ses pagodes et ses dragons sculptés.

La Haye © Michielverbeek, CC BY-SA

Londres © Luca Vavassori/Unplach

San Francisco © pxhere

Les habitants du quartier et les passants interrogés ne semblaient pas toujours saisir l’intérêt de l’édifice, encore moins sa signification, qui demande des rudiments de chinois ; ainsi de Camille, étudiante française, qui passe tous les jours devant : elle n’avait jamais compris la pleine signification de l’œuvre mais reconnaît malgré tout « que ça cadre bien dans le quartier » ; ou de ce jeune commerçant en pharmacopée chinoise : « Ça encombre la chaussée, je le sens quand je passe en trottinette dans cette rue. J’aurais voté contre une chose pareille si j’avais su. » En face, un commerçant vietnamien hausse les épaules : « C’est chinois, je ne me sens pas concerné. » Sur le Net, un coup d’œil aux sites sinophones montre également que les commentaires laudateurs sont loin de faire l’unanimité : « Cette porte a été conçue en parties décomposées, si c’est ça, la conception de la fraternité française… »

Des avis partagés

Mais ce qu’un micro-trottoir semble surtout reprocher au concepteur, c’est sa méconnaissance des croyances chinoises, de la symbolique populaire et de la vénération des Chinois pour leur écriture. « Ce n’est pas ce qu’on voulait. Nous, nous voulions une porte avec une pagode traditionnelle. » Une employée d’origine chinoise d’une épicerie proche pointe le doigt vers une image accrochée au mur, le modèle idéal. « C’est n’importe quoi, le caractère chinois n’est pas représenté parfaitement. La porte est comme cassée, vous imaginez ? C’est de très mauvais augure ! Et puis une porte à 3 pattes, on n’a jamais vu ça ! » Plus loin sur le carrefour deux messieurs d’origine sino-cambodgienne contemplent l’œuvre d’un œil dubitatif avec cette même remarque : « une porte à trois pieds ? Étrange… »

© Kavian ROYAI

Constituée de barres en métal plantées dans le sol, l’œuvre aurait coûté plus de 300 000 € à la ville de Paris, et aurait, d’après Nouvelles d’Europe, même dépassé ce budget initial. Autant dire que ce coût est loin de ravir la plupart des intéressés interrogés. Projet issu d’une proposition au budget participatif votée en 2015, sa construction avait commencé en octobre dernier et devrait s’achever le 20 février.

La communauté asiatique de France est la plus grande d’Europe. D’après Pierre Picquart, spécialiste des communautés chinoises en France (Slate), on compterait près de 600 000 personnes d’origine chinoise. Un chiffre difficile à estimer, car les statistiques ethniques sont interdites en France, d’autant plus qu’il comprend des immigrés de Chine mais aussi d’autres pays (Vietnam, Laos, Cambodge,…) qui seraient d’ascendance chinoise, venus s’installer en France par différentes vagues successives. Or selon le député Buon Tan, lui-même d’ascendance sino-cambodgienne, les Asiatiques de Paris auraient attendu près de 30 ans pour que l’idée de la porte aboutisse, et l’Arche de la Fraternité serait d’ailleurs la première au monde à véritablement mêler les cultures occidentales et orientales.

Décevante ou audacieuse, l’Arche de la Fraternité fait désormais partie du décor. Autant retenir alors l’avis de Sandrine, professeure de mathématiques, qui vit dans le quartier depuis 25 ans : « Une anamorphose, c’est extraordinaire ! Ça ne gêne personne, ce n’est pas éclairé, ça ne froisse aucune personne en particulier, et c’est un peu intellectuel. » Avant d’ajouter : « Et puis on s’est bien habitué à la pyramide du Louvre. »

Photo du haut © Kavian ROYAI

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