
« Les Routes de la soie ne mènent pas où l’on croit » de Claude Albagli
Édité aux
Éditions L’Harmattan en 2020, cet ouvrage de Claude ALBAGLI est le fruit
francophone d’un Colloque organisé sur les Routes de la Soie – en chinois
«
Présentation
Le
lancement des « Routes de la soie » par Xi Jinping en 2013 n'avait suscité
qu'une attention distraite de l'Occident. Or, contrairement à la mondialisation
dominée et régulée par les Etats-Unis, la Chine ne déploie pas son emprise sur
les bases d'une puissance établie, mais elle fait de son déploiement
international, les assises de son émergence. Elle ajuste sa stratégie au gré
des résultats ou des circonstances pour en faire le sentier inédit de sa
réussite. L'ouvrage replace les logiques annonciatrices de cette sino-mondialisation
en présentant étapes, défis et enjeux au cours d'un parcours planétaire
stupéfiant. Cette quatrième mondialisation aboutira-t-elle ?
On
comprend comment ce déploiement en crise économique, écologique, sanitaire,
numérique et sociale, embrasse et simultanément embarrasse la puissance
occidentale. L’Occident paraît alors en réaction souffler sur les braises d’une
sorte de guerre froide, à l’encontre d’un géant économique – la Chine,
« république du Milieu » – qui elle-même se déploierait sans
frontières à la faveur d’une sorte d’écheveau de « routes de la soie »
concoctées bilatéralement avec la plupart des États –
continentaux ou non – que ces routes concernent.
À la
lecture de cet ouvrage on observe la modernité de cet empire du Milieu, qui n’a
toutefois jamais véritablement eu de Centre, en dehors de capitales girovagues
(dans le désordre 7 ou 8, de Loyang à Pékin en passant par Xi’an ou Nankin).
Cet « empire » tend désormais à se déployer à l’échelle d’une planète
réputée abusivement « occidentale », tandis que le Moyen-Orient et l’Amérique
Latine se trouvent plus ou moins confondus en un ensemble hétérogène sous
influence. Alors que cette « planète » rêvait depuis 3 siècles (Révolution
industrielle), ou même 5 siècles (Découverte de l’Amérique ?)
que le Capitalisme (= 7 siècles seulement en regard des 50 siècles de
« l’Economie de marché ») pouvait être en soi une fin (la Fin de
l’Histoire, cf. Fukuyama ?) : le réveil paraît confusément
problématique, sinon comateux en 2020.
Ce
livre est aussi une sorte de manuel (Cf. table des matières p.j.) qui cible une
intelligence « systémique », sur des informations vraisemblablement
observées à la source et complétées par une bibliographie exhaustive (peu de
sources spécifiquement chinoises toutefois), sous une sorte de banalité qui
sait éviter le jargon.
Claude
Albagli a d’abord le mérite d’éviter le malentendu idéologique – pour le moins
– et sémantique qui « plombe » le récit de
l’histoire chinoise, et plus particulièrement celle des dernières années, sous
une fabuleuse chappe paradigmatique « totalitariste » qui mélange généralement à la fois l’empire
millénaire, la république centenaire, le socialisme, le communisme, le maoïsme…
Comment une connaissance approfondie de ce pays peut-elle démentir cette
fable ? Comment interpréter de nos jours la place retentissante de la
Chine dans la géopolitique contemporaine, tant dans l’imaginaire du commun des
mortels qu’en ce qui concerne la vérité pratique ? Les nouvelles « routes
de la soie » seraient-elles un « fiasco politico-financier »
et un « rêve chinois » communiste, ou de façon plus
raisonnable la conduite d’une nouvelle façon chinoise de « définir son
identité » et « ses relations avec le monde … par son
absence d’esprit de domination territoriale » comme l’écrit J-P.
Raffarin ? A l’instar alors de Zhan Su, dans son
l’avant-propos : « l’objet n’est pas de prédire mais d’inventorier »
et comment « discerner les ressorts de cette dynamique » …
La place manque pour développer ici –
comme le fait l’auteur – le processus, les enjeux, l’impact évalué par cet
ouvrage à l’échelle géopolitique et la « toile », qui précise la
cartographie de ces routes. Le scan de la table des
matières ci-jointe donne suffisamment appétit de lecture. On soulignera donc
seulement trois observations, qui nous viennent à l’esprit lorsque nous
refermons ce livre.
En premier lieu la « carte » :
la cartographie des « routes de la soie » (p. 29/31, Cf.
cartographies), présente des territoires plus qu’elle ne les porte ;
elle montre comment le gouvernement chinois les supporte… Et, comme tout carte,
elle ne représente qu’un territoire imaginé. De façon générale, la carte d’une
route ne saurait en effet représenter qu’un paysage quotidien principalement
référencé aux usages pratiques ou imaginaires de chacun. Sur quelque route que
ce soit, chacun pour se mouvoir en pleine connaissance de cause, est ainsi
appelé d’abord à faire l’inventaire de tout ce que représente l’histoire et la
géographie des territoires représentés. C’est seulement alors aux différentes
échelles des temps et des espaces considérés que cet « inventaire »,
suggéré par Zhan Su, peut commencer…
Cl. Albagli propose (p. 113/116)
« une nouvelle géographie mondiale avec ramifications routières, axes
ferroviaires, réseaux de pipelines, points d’appui portuaires … » qui
paraît se dérouler en rupture avec les caractéristiques du capital, de
l’industrie et du marché, en un mot du colonialisme dominateur et militaire
d’un autre temps (quoique pour ce qui est seulement de la France la guerre
d’Algérie ne fut pas si lointaine…). Puis tout un chapitre bien documenté (cf. p.
147/191) dessine plus ou moins la structure spatiale, l’histoire et les usages
des routes de la soie déroulées par le gouvernement chinois. On y comprend
comment l’économie « socialiste » de marché à la
chinoise s’est engagée depuis Deng Xiaoping dans un mouvement historique où
« l’organisation de sa périphérie s’étend avec des dimensions
planétaires » et que « cette approche réticulaire maille le
globe et redonne à la Chine sa centralité ». Loin de l’impérialisme et
des guerres de l’opium la centralité planétaire ne saurait plus du tout
être d’extraction Occidentale et coloniale. Et l’Empire du Milieu ne saurait
non plus être aujourd’hui le lieu du face-à-face statique – mais fracassant, léthal – d’une puissance contre une
autre (E/W ou N/S). L’Empire du Milieu c’est le milieu du monde (c.ad. le Tianxia,
selon Confucius, c’est ce qui est sous le Ciel (Cf. R. Debray, Z.Tingyang,
« Du Ciel à la Terre, la Chine et l’Occident), Ed. Les Arènes,
2014), c’est-à-dire le milieu d’une dynamique, pour ne pas dire – en termes énergétiques – le cœur d’une
« dynamo », en rapport avec le mouvement paradoxalement intemporel de
la respiration des choses de la vie sous le ciel et de la biodiversité dans les
écosystèmes. Symboliquement et surtout politiquement, le « tianxia »
est un lieu significatif : celui de « l’harmonie »
affichée au début des années 2 000 par le précédent Chef de l’Etat chinois
Hu Jintao. Et Albagli s’en explique ainsi : « car la Chine ne peut
être un simple horizon sans centre : la Chine doit être le Milieu du
monde ! Ainsi par le biais de la notion de « tianxia » elle
dispose d’un paradigme avec le maître mot d’harmonie, qu’elle serait en mesure
de mettre en place. Les pressions de l’actualité écologique planétaire offrent
une convergence systémique qui pourrait bien donner écho à cette pensée
confucéenne. ».
Loin d’arguties philosophiques
orientalistes, l’ouvrage d’Albagli démontre alors la cohérence de la pensée
chinoise. Celle-ci, simultanément, épouse très rationnellement une logique
millénaire, mais aussi que le Gouvernement chinois contemporain applique – de façon pragmatique – à la nécessité
socioéconomique, micro et macroéconomique de nourrir son marché intérieur,
quelle que soit son ampleur, pour respirer de façon
« systémique » tous azimuts (W/E/N/S) pour ne pas s’étouffer
lui-même. Communément comment se projeter à l’extérieur pour respirer à
l’intérieur ? Et il ne s’agit pas seulement d’un besoin de matières
premières afin d’alimenter l’économie chinoise. La formulation terminologique
« systémique » d’Albagli ouvre plus largement l’économie
« socialiste » de marché sur l’anglicisme « les
communs » – en français le « bien commun » et ici sur les
écosystèmes. Il ne s’agit pas non plus de manifestation de commandement façon
« soft power » qui se traduit généralement sous la forme d’un
colonialisme prédateur et masqué. Albagli entend signifier par là qu’il s’agit
aussi de la Voie (Réf. Confucius / Lao-Tseu) – sinon la route de la soie – à
l’instar d’un développement économique et social multipolaire négocié sous le
Ciel, comme au « Milieu du ciel », loin de quelque totalitarisme
étouffant, mais pratiquement sous le ciel, la climatologie oblige !
Une
deuxième observation à propos de cet ouvrage, c’est qu’il
résume les grandes lignes de la construction sociale de l’ouverture économique
depuis Deng Xiaoping. Celle-ci n’est pas nouvelle, elle s’apparente
paradoxalement aux stratégies économiques frénétiquement exogènes du
développement vers les investissements directs à l’étranger, qui ont saisi les
pays occidentaux dans les années 1970, au détriment de leur développement endogène.
Mais, ce qui paraît différent c’est que la stratégie chinoise, pour sa part,
n’a jamais cessé de viser au contraire la réforme du développement endogène de
la Chine.
L’ouvrage en donne un aperçu nuancé et
informé dans l’actualité, qui désormais confine aux choses de la banque et de
la monnaie : un chapitre presque entier y est consacré, notamment
concernant les marché européens et africains.
Face aux conditionnalités imposées par le système bancaire occidental, les banques chinoises (la Banque de Chine, Exim-bank, la Banque pour l’agriculture, et la Banque pour la Construction) ont en effet construit une stratégie à plusieurs dimensions, apte à coordonner le développement intérieur et le développement extérieur. C’est-à-dire, pour résumer, que le Yuan, en tant que monnaie souveraine, peut jouer sa puissance d’investissement spécifique, face aux conditionnalités économiques, institutionnelle, sociales et politiques émanant des Etats et des investisseurs occidentaux. Conditionnalité contre conditionnalité, la politique chinoise de non-ingérence dans les affaires des pays concernés sacrifie certaines libertés – plus collectives qu’individuelles – mais elle libère aussi la porte aux investissements endogènes en accompagnant les initiatives locales, publiques et privées. Certes la conséquence est une dette problématique parfois considérable alors contractée par les opérateurs publics et privés de ces pays. En raison de cette stratégie « L’effondrement des bourses occidentales avec la crise du coronavirus et la sortie apparemment plus précoce de la Chine de Pandémie élargissent les possibilités et les craintes des pays visés » (p.127) en Occident comme ailleurs. En effet Le libre-arbitre de chacun reste entier, mais le « pic » que nos sociétés ont alors à franchir parait insupportable aux détenteurs d’« actifs » et aux opérateurs financiers. Ce « pic », pour les économistes, c’est le « momentum », c’est-à-dire le moment de crise, où les « actifs » boursiers, agro-industriels, immobiliers ou de sources improbables se préparent à changer radicalement de valeur. Or, devenu partie prenante de la finance « occidentale » (grâce à l’OMC), le Trésor chinois tiendrait en réserve environ plus 1.200 mille milliards de bons du trésor US. Et cela constitue une « cagnotte » possiblement antagoniste de celle « finance-là ». Cette cagnotte est propice à investissements réalisables tous azimuts, mais aussi, en cas de conflit, aucune règle ne parait apte à mesurer combien coûterait une soudaine dévalorisation de celle-ci, qui mettrait l’économie US elle-même en danger ! « La parité du Yuan et son acceptation en monnaie de réserve internationale forment les enjeux » qui pourraient être essentiels en vue d’une éventuelle sortie de crise, écrit alors Albagli. C’est-à-dire que derrière la question monétaire et « l’invention » des routes de la soie » c’est désormais la sauvegarde du multilatéralisme qui se joue. Et l’ouvrage conclue (Cf. p. 191…) « Une nouvelle mondialisation s’esquisse où la domination et la régulation américaine est confrontée à une organisation et à une réticulation sinisée de la planète. Basculement imminent ? Emergence fugitive ? Cohabitation aménagée ? Les ruses de l’Histoire ne permettent pas encore de trancher et les acteurs économiques confrontés à cette émergence fulgurante de la Chine positionnent cet impact de façon très diverse. ».
Troisièmement,
Engouements, alliances « tactiques,
de recours ou de substitution », en regard de l’hégémonie US
suscitent effectivement nombre d’adhésions, parfois confortées par de vieux
relais migratoires, par des « diasporas » récentes ou encore
consubstantielles de traditions plus anciennes relevant du bouddhisme ou de
familiarités anthropologiques.
Albagli montre que la Chine occupe une
place que dans la longue durée de l’Histoire que selon nous elle n’a jamais
quitté. Et nous avons trouvé dans son livre bon nombre d’appréciations en phase
avec notre récent ouvrage (Editions des Ponts-et-Chaussées, Paris, 2020,
« Economie circulaire : déroute de la soie, déroute des empires »),
dont la Chine est un des points focaux !
On doit alors s’interroger encore, sur
un double non-dit de cet ouvrage : au-delà des « transformations silencieuses »
qui porteraient alors sur l’interface culturel sino-hellénique entre
« l’occident » et la Chine, à peine évoqué par l’auteur (Cf.
ci-dessus F. Julien, Ouvrage cité). Cet ouvrage est en
effet muet à propos de l’immense profondeur de l’anthropologie face aux
puissantes vagues contemporaines de la démographie.
L’auteur cible abondamment les flux
économiques et géopolitiques d’aujourd’hui. Mais son ouvrage – sauf une
allusion à Zheng He (Cf. p. 185), grand navigateur chinois XVe
siècle – n’aborde pas vraiment l’anthropologie silencieuse, du quasi-continent
arabo moyen-oriental dont ces routes traversent la diversité du tissu social.
Il évoque, certes la Porte, la portée pétrolière et marchande du Moyen-Orient.
Mais on a regretté qu’au-delà du « ferroviaire » en Afrique
via Mombassa, et du « collier de perles de l’Océan indien »
(Carte 9 et carte 14). Ce quasi-continent historique soit à peine évoqué. Ce
« continent » est pourtant constitutif d’une sorte de
« centralité » moins technique, plus fluide, mais néanmoins plus
durable et problématique que d’autres supposées « centralités »
d’aujourd’hui : j’entends par là l’importance du foyer de la civilisation
musulmane – parfois brûlot complexe – qui va des vastes territoires méditerranéens
du sud, vers l’Indonésie, ou vers l’Asie centrale et le Taklamakan… Le point de
vue anthropologique sur cet espace échappe à Albagli. Cet espace-là occupe
pourtant une « centralité » – certes diffuse mais comme
transcendante, depuis ailleurs et prolongée jusqu’à la majuscule du Ciel, grâce
à la civilisation qu’elle abrite : celle-ci est située beaucoup plus entre
Ciel et Terre que dans la matérialité de ses coordonnées géographiques. La
civilisation musulmane gite si près du Ciel qu’elle voisine alors le « tianxia »,
évoqué ci-dessus !
N’est-ce pas au cœur de ces lieux
symboliques que se trament aussi et depuis toujours –
à tout le moins depuis l’Hégire (an 622) pour la première, 11 siècles
auparavant pour Confucius – les « ruses de l’Histoire » européenne
et « occidentale » dont parle par ailleurs Albagli (p. 191) ?
Par exemple l’ancien commerce
intra-asiatique (qui sait que la capitale impériale Kaifeng fut partie juive et
reste en revanche – bien que faiblement – musulmane ?) porte encore les
traces d’une anthropologie voyageuse depuis la Chine jusqu’à
l’Austronésie via la Polynésie … : qui sait encore communément aujourd’hui que la langue et la culture swahilie ou
proto swahilie, couvrent parfois depuis l’ère romaine du Ier siècle (Cf. « Le Périple d’Erythrée…
L’ouvrage ne s’attarde pas non plus sur
la démographie de la planère, notamment au Moyen-Orient et curieusement en
Afrique que l’auteur connaît pourtant bien : cette démographie est passée
d’environ 1,5 milliards d’habitants lors de la 1ère révolution
chinoise, en 1912, à 7,5 milliards aujourd’hui, dont la Métropolisation – qui en est engendrée – paraît ruiner les écosystèmes,
pour n’enrichir que le capitalisme financier. Albagli
conclue néanmoins sur une « convergence inattendue entre conceptions
néo confucéennes et préoccupations écologistes » (p. 251) : cela
n’a rien d’inattendu, quoi qu’il dise et ce n’est pas sans rapport avec
l’anthropologie elle-même.
C’est
pourquoi nous
ne saurions conclure ce compte-rendu de lecture sans une dernière observation,
qui ne saurait néanmoins pas réduire l’assez rare portée de cet ouvrage. Mais
tout de même, paradoxalement, le Démographe, depuis Malthus à la fin du XIXe
siècle et son compère l’Anthropologue au début du XXe, sont un peu
effacés dans ce livre. Peut-être disparaissent-ils au profit du Politologue,
comme si aujourd’hui, en relation étroite avec le numérique, avec
l’intelligence artificielle, que sais-je … avec la fascination du Nombre, le
« big data » paraissait effacer la « personne » avec son
libre-arbitre, au profit du « collectif » qui paraîtrait alors
fonctionner comme une assemblée de « zombies » !
En terminant ce livre et ce
compte-rendu, il nous vient alors à l’esprit cet aphorisme de Marc Bloch,
historien et résistant, qui écrivait en 1943, avant d’être fusillé par les
nazis à Lyon en 1944 : « Le bon historien est comme l’Ogre de la
légende : là où il flaire la chair humaine, il sait que c’est là son
gibier… » (de mémoire dans « Le métier d’historien :
apologie de l’histoire » M. Bloch/L. Febvre) ».
Mais c’est une autre Histoire... au
risque d’un sarcasme, craignons alors que le vacarme vertigineux et dérisoire
des élections US, et que le bruit des « routes de la soie » n’évoque
malheureusement un jour plus ou moins proche une bien plus ancienne histoire de
bruits de bottes et de chair à canon ! Le pire n’étant au demeurant jamais
sûr.
Jean-Claude Lévy est un historien et géographe français spécialiste de
l'économie circulaire et du développement durable.
Édition
L’Harmattan
Date
de publication : 7 octobre 2020
Broché
- format : 15,5 x 24 cm • 276 pages
Livre
papier : 28,50 € / Version numérique : 22,50 €
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