« H6 » ou la résilience des Chinois face à la mort - Documentaire de Ye Ye en salle le 2 février 2022

1643636821676 Chine-info HU Wenyan

La réalisatrice d’origine chinoise s'approprie les codes de la fiction et signe son premier documentaire « H6 », en salle le 2 février 2022. Entre vie et mort, rires et larmes, une plongée captivante dans un grand hôpital public à Shanghai et une Chine aux mille et un visages.

La réalisatrice Ye Ye au Festival de Cannes 2021. DR.

On dirait un thriller à couper le souffle. Pas de voix-off, ni d’interview, mais une qualité d’image exceptionnelle et un montage aussi fluide qu’efficace, qui met en relief les portraits époustouflants de cinq familles face à leur destin dans l’hôpital N°6 du peuple de Shanghai. En sélection officielle au Festival de Cannes en 2021, H6 est une œuvre originale et rare dans le paysage documentaire français. « S’il a l’allure d’un film de fiction, c’est pour que le public entre plus facilement en empathie avec les personnages, comme s’il vivait avec eux », explique la réalisatrice Ye Ye, que nous avons rencontrée à Paris. Montrer plutôt que raconter, comme dit le vieil adage que connaissent les scénaristes.

Née à Harbin, dans le nord-est de la Chine, Ye Ye a jonglé pendant son adolescence entre une formation scientifique et des aspirations artistiques. À l’Université des géosciences de Chine (Wuhan), elle pensait avoir trouvé un trait d’union en se spécialisant en géologie des pierres précieuses, avant de tout plaquer en 2001 pour poursuivre des études d’art en France. De l'École supérieure d'art et de design de Reims à l'Institut Français de la Mode, en passant  par l'École nationale supérieure d’art de Limoges et l'École supérieure d'études cinématographiques, la quarantenaire d’aujourd’hui ne se pose jamais de limite et avance à l’instinct en cherchant sa voie dans différents domaines, tels que le design industriel, la céramique, le land-art, les effets spéciaux ou encore le documentaire et la mode. Sa référence artistique : l'art brut, intuitif et empreint d’une pureté originelle, qu’elle a assimilé en autodidacte. Son moteur : adopter une approche innovante pour rendre accessibles ses créations. En témoigne justement H6, son premier projet documentaire. Entretien avec une « artisane » aussi perfectionniste qu’expérimentale.

Chine-info : H6 est votre premier documentaire. Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser un tel film ?

Ye Ye : Après avoir obtenu mon diplôme en France, j’ai passé beaucoup de temps dans les créations artistiques jusqu’en 2014, l’année où je me sentais complètement perdue. Je peinais à trouver un équilibre entre le travail et la création. J’ai décidé de rentrer en Chine pour sortir de l’impasse. La veille de mon départ, je suis tombée malade. Le médecin m'a diagnostiquée une méningite. J'ai donc passé trois mois à l'hôpital (en France). Durant ce séjour, je me suis adaptée très vite et j’étais même remplie d’un optimisme démesuré. C’était étrange. Je n’arrivais pas à expliquer ma réaction face à une situation angoissante comme le fait d’être malade. Je me disais que cela était peut-être dû au fait que j’étais chinoise et que les Chinois ont une philosophie particulière de la vie et de la mort. À mon retour en Chine, j’ai eu envie d’explorer ce sujet pour répondre à mes interrogations.     

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Chine-info : Comment avez-vous concrétisé ce projet ?

Ye Ye : En Chine, j’ai pris connaissance du projet Emergency room story, une série d’émissions de télé-réalité réalisée pour Dragon Television et tournée dans l’hôpital N°6 du peuple de Shanghai. J’ai donc pris contact avec la production pour soumettre ma candidature. J’ai pu intégrer une équipe de tournage dans laquelle je m'occupais de la réalisation des séquences en extérieur et du making-of, tout en menant mes recherches sur le terrain pour mon propre film. À la fin de la première saison, qui a duré quatre mois, j’ai terminé le script de mon film, en me basant sur un groupe de patients de tous âges et issus de couches sociales différentes. Si les patients ont chacun leur propre histoire, ils se rejoignent sur la façon de faire face à la maladie et à la mort : ils ont une très grande capacité d’adaptation pour trouver un équilibre physique et psychologique. Pour la deuxième saison de l’émission, j’ai poursuivi mon travail au sein de l’équipe et j'ai commencé à tourner des scènes pour mon propre film.

Chine-info : Vous trouvez que les Chinois ont une philosophie différente de la maladie et de la mort par rapport aux Français ?

Ye Ye : Oui, je trouve qu’ils sont très différents. Il est rare pour les Français, aussi cartésiens que réalistes, d'atténuer ou de minimiser un problème. Or dans la réalité, on n’a pas accès à toutes les solutions, notamment quand il s’agit d’un choix concernant la vie et la mort. Par rapport aux Français, les Chinois sont parfois des adeptes de la « méthode de la victoire spirituelle », au sens positif du terme. C'est-à-dire que les Chinois savent créer un système d’autoprotection en dédramatisant les situations. Pour moi, c’est de l’optimisme joyeux. Tel le monsieur qui marche avec sa canne dans le film. Si l'hôpital fonctionne comme une grande machine, sans pitié, lui, il marche à son rythme, lentement mais dignement.

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Chine-info : Si l’image de la Chine ne fait pas partie du sujet de votre film, elle n’a pas manqué de susciter des débats…

Ye Ye : Si j’ai eu envie de faire ce documentaire, c’est aussi pour montrer la vie des Chinois telle quelle, sans parti pris ni préjugé. La vie d’aujourd’hui en Chine, l’humain et la façon dont les gens réagissent aux défis, sont au cœur du récit. Si la politique n’est pas le sujet du film, je n’ai pas fait non plus exprès de l’éviter. Elle fait partie de la réalité, sauf qu’elle n’est pas aussi malheureuse que beaucoup d’Occidentaux s’imaginent. Au lieu d'exprimer un point de vue, j'essaie de proposer une représentation, neutre et épurée, donc la plus proche possible de la réalité, qui permettrait aux spectateurs de se faire leur propre avis, sous le prisme de leurs expériences personnelles.

Chine-info : Peut-on demeurer neutre en pleine tragédie dans un hôpital ?

Ye Ye : À la fin du tournage de la première saison de l’émission, j'étais à bout. Si les patients et leurs proches savaient s'adapter pour trouver leur place, je me sentais pourtant impuissante. À vrai dire, j’étais submergée par l’émotion. Sans arrêt. Dans ces conditions, je ne pouvais pas filmer de manière neutre et objective. Pour contourner cet obstacle, j’ai donc recruté deux assistantes qui servaient d’intermédiaires entre moi et les personnes filmées. De plus, j’ai la chance d’avoir déniché des perles rares pour mon équipe de tournage : un preneur de son omniprésent mais qui savait se rendre invisible auprès des personnages et un caméraman doté d’une grande stabilité émotionnelle et capable de garder son sang-froid lors du tournage. Bien sûr qu’on a tendance à se comporter différemment en présence d’une caméra mais très vite, mes personnages se sont habitués aux miennes et oubliaient qu’elles étaient là.

Il est difficile de rester complètement intact dans des situations extrêmes. Les filmer ou les aider ? Cette question m’a taraudé tout au long du tournage. Mais puis-je les aider vraiment ? Dans la plupart des cas, ce n'était pas qu'une question d'argent. Je ne pouvais pas faire des choix à leur place. Je me suis dit que je devais avant tout être un témoin. C'est en assumant cette décision que j'ai pu faire la paix avec moi-même.  

                                         

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Chine-info : Comment avez-vous eu l’idée d’aborder la coexistence de la médecine traditionnelle chinoise et occidentale dans cet hôpital ?

Ye Ye : Si les Chinois vivent quotidiennement entre tradition et modernité, Orient et Occident ; l’hôpital, qui est un microcosme de la société, n'échappe pas à cette situation. Par souci d'équité, j’ai démontré parallèlement la préparation des médicaments de la médecine traditionnelle chinoise et occidentale, qui fonctionne d'ailleurs comme une usine. C'est une métaphore d'une « société de l'accélération », dans laquelle, si quelqu'un tombe, il sera vite abandonné. L'envers du décor, c'est bien le « monsieur marcheur », fil conducteur du film, qui continue d'avancer à son rythme malgré son handicap. C'est peut être une autre métaphore : si tu persévère, la chance te sourira un jour.

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Chine-info : Les opus qui accompagnent la préparation des médicaments sont très marquants. Comment avez-vous choisi la musique ?

Ye Ye : J’ai fait appel au groupe de musique japonais PASCALS, que j’aime beaucoup, connu pour leurs créations avec des instruments de musique variés, dont la majorité sont des jouets d'enfants en plastique. Leur folklore imaginaire évoque un grand bazar entre délire et amertume, ce qui correspond parfaitement à ce que j’ai voulu exprimer, aussi bien sur la forme que sur le fond.

Chine-info : L’histoire du père qui chante dans l’hôpital et de sa fille blessée, qui semble ignorer la mort de sa mère, est très forte.

Ye Ye : En réalité, la fille sentait depuis le début que sa mère était morte. Mais elle faisait semblant de l’ignorer, parce qu’elle gardait encore espoir et refusait de voir la réalité. Un fait qui n’a pas échappé à son père. Cette histoire est révélatrice d’une certaine mentalité des Chinois de la classe moyenne : aussi stoïques que complices, ils se comprennent à demi-mot et ce n'est pas parce que l'on ne dit rien que l'on ne se comprend pas.

Chine-info : Vous vous appropriez les codes de la fiction pour réaliser ce documentaire. Pourquoi ce choix esthétique ?

Ye Ye : Je souhaite que le public puisse s’imprégner du récit, voire vivre avec les personnages tout le long du film. Pour y parvenir, il fallait que la narration soit suffisamment forte. Mon objectif est de proposer une expérience immersive aux spectateurs qui se sentent davantage acteurs qu’observateurs. Étant moi-même artiste, je sais à quel point les œuvres d’art peuvent provoquer des émotions et emmener les observateurs dans un autre monde. Mon film n’est pas là pour expliquer - j’en ai d’ailleurs pas besoin -, je voulais simplement que le public puisse ressentir les choses avec leur cœur.

Chine-info : De la géologie du diamant aux effets spéciaux, en passant par le design et la céramique, vous êtes une véritable touche-à-tout. Quel est votre prochain projet ?

Ye Ye : Pendant des années, je me suis consacrée aux effets spéciaux pour des projets sino-français. Si j’adore ce métier, je me sens pourtant limitée artistiquement. En quête de nouveaux terrains de création, je me suis penchée sur la mode sous le prisme de l’innovation digitale. Car en cette ère numérique, l’esthétique, les goûts et les valeurs n’ont jamais pris autant de place dans la vie des gens. Mais la mode peine à se digitaliser. Je me suis dit que c’est là où je peux faire quelque chose. Depuis 2019, j’ai suivi des cours à l’IFM et mon prochain projet sera un jeu vidéo sur l’histoire de la mode. J’essaie de ne jamais poser de limites dans la création.




Date de sortie : 2 février 2022 (France)

Durée : 114 minutes

Genre : documentaire

Réalisation : Ye Ye

Production : Sanosi Productions

Distributeur : Nour Films

Récompenses : FESTIVAL DE CANNES, Séance Spéciale - 2021


Photo du haut : Ye Ye

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